Interview réalisée par Fabien « adn » Labonde, « TheKeyboardWizard » et Julien « Lutinmyung » Estève, le dimanche 6 mars 2016 au Palais des Congrès de Paris. Un grand merci à Manon de Warner Music France pour cette occasion en or.
Nous nous retrouvons dans une célèbre franchise américaine de café du Palais des Congrès pour nous accorder sur l’interview ( questions à poser, dans quel ordre, qui prend la parole, etc…) Cela nous prend un bon trois quart d’heure mais nous terminons à temps pour descendre au niveau -1 et trouver l’entrée des artistes.
Alors que nous galérons un peu à trouver l’entrée des artistes, nous croisons le chemin de trois mecs aussi perdus que nous… Leurs têtes nous semblant familières, nous décidons de les suivre et ils nous mènent directement à cette fameuse entrée… Les trois gars en question ne sont autres que Mike Mangini, John Myung et James Labrie.
Nous attendons gentiment dans l’entrée des loges et nous sommes tout de suite happés par Charlotte de Live Art Factory (le tourneur) qui est paniquée car Songkick (le site sur lequel les billets étaient dispo en avant première) a mis 19h alors que le concert commence à 18h. Nous twittons, relayons l’info sur facebook et nous postons un message sur le forum pour avertir un maximum de fans. Pendant ce temps, un gus passe avec une assiette de charcuterie, John Myung essaye de faire marcher l’ascenseur, assez surréaliste.
Puis Manon (responsable de chez Roadrunner France, notre contact avec le label) nous mène dans la pièce qui sert de loge à Jordan Rudess et John Petrucci. On nous accueille chaleureusement, Jordan nous propose même des boissons.
Bien confortablement installés dans un large canapé, l’interview peut commencer.
Comment avez-vous sélectionné les parties que vous jouez pendant le concert et celles qui sont contenues dans les bandes ?
JR : La chose la plus importante pour le groupe et pour moi-même, c’est d’être capable de projeter l’énergie de ce que nous faisons, plutôt que de donner l’impression que les sons proviennent de tel ou tel appareil. C’est pourquoi, en vérifiant toutes les parties, j’ai pris en compte tout ce que vous m’entendez jouer ainsi que les arrangements qui combinent ce que je joue et le véritable orchestre. Ce qui m’a conduit à beaucoup de modifications dans ma tête. L’album repose vraiment sur le piano, l’orgue et évidemment la guitare, mais aussi beaucoup sur l’orchestre. J’ai donc décidé d’ajouter une grande partie de ces sections orchestrales à ce que j’allais devoir jouer, bien que sur l’album ce mix synthé/orchestre soit déjà présent, tout simplement parce que cela rendait vraiment bien. Quand est venu le temps de déterminer comment nous allions faire sonner le show au mieux, nous avons pris la décision de me faire jouer un mélange de mes parties jouées sur le CD et les parties de l’orchestre.
Hier, lors du premier concert français, nous avons remarqué que John Myung et Mike Mangini avaient des écrans sur scène. Est-ce que cela affiche les partitions ?
JR : Mike a sous les yeux des notes qui lui rappellent quand il doit jouer et ce qu’il doit faire. John Myung a un langage certes intéressant mais qui lui est propre et qui lui procure ce qui lui est nécessaire mais je ne crois pas que l’on puisse appeler ça une partition. Un jour, on écrira des livres afin de déchiffrer ce qu’il peut bien écrire. J’ai bien essayé l’autre jour, je pensais avoir progressé puis j’ai réalisé que c’était peine perdue. C’est la méthode Myung.
On nous a demandé de dire au public qu’il fallait taper des mains sur le 8ème temps pendant l’intro de « Hymn… », et non sur tous les temps. C’est pourtant ce qui s’est passé hier, ce qui fait que nous étions prêts à apporter des pancartes… Avez-vous abandonné cette idée ?
JP : C’était à ma demande en fait.
JR : Nous aurions dû passer le message sur les écrans géants.
JP : Je pense que nous partons du principe qu’il y a au concert des fans hardcore qui connaissent tous les détails mais ce n’est pas la réalité. Lorsque 4000 personnes sont présentes dans la salle, il y en a forcément qui sont plutôt des auditeurs passifs. Il ne reste donc parmi le public qu’un petit cercle de fans qui sait comment taper des mains. En général, la plupart veulent juste assister au concert et taper sur tous les temps. Queen, lorsqu’ils jouaient « Radio Gaga », y arrivait et à la fin de la chanson, le public était synchro. Nous ne devrions peut-être pas abandonner.
Sur le forum du fan-club français, l’album a été particulièrement apprécié par les fans les plus anciens. L’avez-vous remarqué ? (question de @jska13)
JR : Peut-être s’agit-il de ceux qui sont plus tournés vers le prog que vers le metal. Nous savions que cet album allait davantage les intéresser.
JP : C’est probablement parce qu’il repose sur les aspects stylistiques que les gens ont appréciés quand ils ont entendu Dream Theater pour la première fois. Peut-être n’aimaient-ils pas la direction que nous avions prise pour certains albums et que celui-ci leur a semblé familier.
En étiez-vous conscients quand vous avez commencé à créer l’album ?
JP : Non, la musique a été complètement conçue afin de servir de support à l’histoire. Une fois celle-ci écrite, nous en avons fait un storyboard afin d’en déterminer les chapitres, puis il nous a fallu décider des thèmes qui s’appliqueraient à la présence de tel ou tel personnage spécifique. Nous ne nous sommes pas demandés si cela allait plaire ou pas. C’est une façon de raconter l’histoire en musique. Comme une bande originale de film sans le film.
L’ordre des thèmes musicaux dans les deux instrumentaux est-il musical ou repose-t-il sur la chronologie de l’intrigue ?
JP : Je dirais que c’est un ordre musical.
JR : Nous cherchions des thèmes qui s’enchaînent bien. On voulait introduire certains thèmes qui accompagneraient l’auditeur pendant toute l’écoute.
JP : Nous avons présenté des thèmes dans « Dystopian Overture » et « 2285 Entr’acte » dans une forme très différente de leur apparition originale. Parfois une mélodie principale devient une ligne de basse. C’est le cas, par exemple, de « The Answer » dont la mélodie est reprise en tant que ligne de basse dans « 2285 Entr’acte » . Nous avons utilisé ce type de procédés ou bien changé la tessiture ou les progressions d’accords. Mais je suis sûr que vous l’aviez remarqué (rires).
Nous savons pourquoi les personnages de Gabriel, Nafaryus ou Faythe portent ces prénoms. Pouvez-vous expliquer ceux de Daryus, Arhys, Arabelle… ?
JR (à JP) : Je te laisse répondre.
JP : Arhys évoque le nom d’Arès, le dieu de la guerre, puisqu’il est le commandant des rebelles. En fait, l’orthographe que nous avons choisie provient d’un prénom gallois : Rhys, qui est celui du fils de Rich Chycki. Les autres viennent d’une longue liste de prénoms que je comptais utiliser. Certains pour leur signification, d’autres parce qu’ils sonnent cool.
J’ai le sentiment qu’il y a un aspect shakespearien à l’histoire. Est-ce une influence que vous revendiquez ou juste un fantasme de ma part (Damien) ?
JP : C’est dans ta tête ! (Rires) Peut-être est-ce inconscient, mais pour moi Shakespeare serait la dernière des influences dans cet album. C’est plus contemporain.
Et pourtant… les amants maudits (NOTE DU TRAD : Damien utilise la locution «star-cross’d lovers » qui provient du Prologue de « Roméo et Juliette » et désigne des amants dont le destin ne bénéficie plus de la protection des astres), le manque de communication comme dans « Roméo et Juliette »…
JR : Très bien, en fait tout vient de Shakespeare, c’est lui le King !
JP : Bon, OK, bien sûr, il y a les amours défendus à cause de deux familles antagonistes, tu as raison… bon, il y a une énorme influence shakespearienne (rires).
Quand je traduisais les paroles, il y avait un vers dans Moment of Betrayal qui m’a donné du fil à retordre. Il s’agit de « Burning rose »… est-ce la fleur ? Est-ce le prétérit de rise ?
JP : Voilà le concept : « Moment of Betrayal » est à l’évidence une chanson sur le thème de la trahison. C’est l’instant « Judas » de l’intrigue. Quand j’ai écrit le refrain, j’ai cherché dans l’Histoire les grands moments de trahison, que ce soit Judas qui trahisse Jésus ou Brutus qui trahisse César. L’un d’entre eux était l’histoire de la Rose de Tokyo : c’était une speakerine pour la radio japonaise qui faisait passer des messages de propagande pendant la Seconde Guerre Mondiale, afin que les troupes américaines trahissent leur camp. Chaque phrase du refrain fait donc référence à un épisode de trahison dans l’Histoire.
Vous comprenez donc pourquoi j’ai passé un p*** de temps sur ce passage…
JP : C’est un peu abstrait, je ne m’attendais pas à ce que tout le monde le saisisse, mais je suis déçu que vous, les gars, ne l’ayez pas compris (rires).
Nous avons récemment entendu parler d’un projet de jeu vidéo. Pouvez-vous nous en dire plus ?
JR : Nous venons de rencontrer l’équipe en Norvège, le contact vient d’un ami qui est sound designer, avec lequel j’ai travaillé, et qui me disait à chaque fois : « oh je travaille avec cette société en Norvège, ils sont géniaux et ils peuvent faire quelque chose avec Dream Theater ». J’ai retenu cette idée … et quand nous avons commencé à travailler sur l’album, il était temps d’enclencher ce contact et Jori, le sound designer, nous a présentés à la société. Ils travaillent activement à la création de ce jeu pendant que nous nous consacrons à la tournée.
Y avez-vous joué ?
JP : Pas à ce stade, mais ce sera un jeu sur mobile pour iOS et Android et compatible PC et Mac.
Avez-vous filmé ou enregistré des sessions de composition ou d’orchestration avec David Campbell ? Verrons-nous un making of ? (question de Rodolphe Rublin)
JP : Nous avons des démos de ce que Jordan et moi avons fait, à la guitare, au piano et avec des instruments virtuels pour recréer l’orchestre. En réalité c’est ce que nous avons envoyé à David. C’est très détaillé, avec un clic (piste de métronome) et des informations quant au son recherché. Cela peut être fun à diffuser et je suis sûr que cela peut vous intéresser. En ce qui concerne un tournage, cela ne s’est pas fait bien que d’une certaine mesure cela aurait pu être vraiment sympa. Nous en avons parlé au début lorsque nous avons défini le projet global, projet que nous avons suivi à 99 %, il aurait été sympa d’avoir une équipe pour nous filmer. Mais cela n’est jamais arrivé. Quelques vidéos ont été faites avec des GoPro quand nous étions en train de composer ou d’enregistrer, mais il faudrait qu’elles soient retravaillées puisque ce n’est pas vraiment organisé.
De plus, les sessions avec l’orchestre n’ont pas été filmées. Elles ont été enregistrées en République Tchèque et il y avait des problèmes avec les syndicats et les lois internationales alors nous n’avons pas pu le faire.
JR : Il faut bien comprendre que nous voulions mener cet énorme projet à terme et l’aspect documentaire aurait apporté trop de complications avec les syndicats des musiciens impliqués.
JP : C’est pourquoi l’idée est arrivée en fin de notre liste de choses à faire et nous n’y avons plus apporté d’attention à cause de la montagne de paroles à écrire. De plus, Jordan et moi devions écrire la musique et je devais produire l’ensemble. Se demander où se trouve l’équipe de tournage nous aurait dérangés. Nous le regrettons et finalement c’est dommage. (NOTE DU TRAD : John Petrucci a dit « it sucks » ^^).
JR : Dès le départ il nous fallait avoir un espace privé, une bulle à l’intérieur de laquelle donner vie à notre projet. Le concept d’un film intégral allait à l’encontre de ce besoin délibéré d’intimité. Les caméras auraient interrompu le processus.
Parlons de l’avenir… Nous savons que John a prévu de sortir un album solo et que Jordan a travaillé sur le second album de « Levin Minnemann Rudess ». Aimeriez-vous revenir à « An Evening with John Petrucci and Jordan Rudess », « Liquid Tension Experiment » ou tout autre projet impliquant deux ou trois membres du groupe ? (question de Novaxire)
JP : C’est toujours super sympa, pourquoi pas. Ce n’est jamais vraiment prévu, ce genre de choses arrive plus spontanément. « An Evening with… » fait partie des projets les plus agréables que j’aie jamais réalisés.
JR : Un jour, nous le ferons sans aucun doute, quand le moment sera venu. C’est très dur d’y penser maintenant puisque nous sommes au cœur de « The Astonishing ». C’est le projet le plus important que nous ayons fait par nous-mêmes. Les gens doivent se rendre compte que John l’a initié il y a trois ans. Il y a deux ans, nous quittions à peine la tournée précédente et nous nous sommes remis directement au travail, c’était dur de penser à autre chose.
JP : C’est amusant, j’apprécie que le public en veuille toujours plus, « quand allez-vous faire ceci ou cela ? », mais de mon point de vue je ne suis pas sûr que je puisse en faire plus que ce que je fais actuellement. Je n’ai littéralement pas le temps. Cela voudrait dire 12 heures par jour en studio pendant des mois. Ces derniers temps, nous avons seulement été interrompus par 6 semaines de festivals et puis nous sommes retournés au studio, nous avons mis deux mois à mixer et maintenant nous sommes en tournée. Alors j’apprécie vraiment ces demandes mais je répondrais bien : « si seulement vous saviez »…
JR : Pendant que John mixait, j’ai réussi à enregistrer la plupart des pistes de clavier du nouveau « Levin Minnemann Rudess », et il reste encore quelques trucs dont je dois m’occuper mais j’ai plus de temps car, à part faire de la musique, je n’ai rien d’autre à faire (rires). J’ai cependant trouvé le temps de faire avancer mes applications Wizdom Music et John a ses activités avec sa marque de guitare (MusicMan).
Nous savons que Jordan joue de plusieurs instruments mais, qu’en est-il de vous John ? Savez-vous jouer d’autres instruments comme dans Nightmare Cinema où vous jouiez de la batterie ? (question de Novaxire)
JP : Non, je n’ai qu’une corde à mon arc. Je joue de la guitare et c’est tout. Je pourrais jouer de la basse, mais je ne me considère pas comme un bassiste. En termes de technique de basse, non, je ne suis pas bassiste.
Puisque que nous parlons de basse, c’est le sujet de la prochaine question…
Du point de vue de bassiste que je suis (Julien), l’apport d’une basse fretless aurait pu être intéressant dans « The Astonishing », d’autant plus que c’est une sonorité que nous n’avons pas entendue depuis longtemps dans la musique de Dream Theater. Pourquoi n’utilisez-vous plus la basse fretless ?
JR : Je ne crois pas qu’il y ait une raison spécifique, je pense que John Myung aime être précis et concentré sur ce qu’il fait et d’année en année il a décidé de ne plus jouer de Chapman Stick et …
JP : J’ai un autre point de vue… En tant que producteur, j’ai mis le holà. Il l’a apportée en studio et je lui ai dit que nous n’allions pas l’utiliser.
Et maintenant la question stupide : Julien montre le portait d’Arhys (comme Faythe dans la chanson « Ravenskill ») et chante de sa voix de lutin : «Please excuse me, Sir can you help me? Where can I find this man? » (S’il vous plait, excusez-moi, pouvez-vous m’aider Monsieur ? Où puis-je trouver cet homme ?).
JP : Vous voulez trouver Arhys ? Je sais qu’il meurt dans l’histoire alors… Vous ne pouvez pas le trouver. Vous devrez attendre le roman. Mais c’était une bonne question, il fallait du cran. (Rires)
La réaction de John lors de la « Stupid question »
Traduction : Fabien « adn » Labonde et « TheKeyboardWizard »
Rédaction et mise en page : Julien « Lutinmyung » Estève